L'Itineraire | Portrait Claude Vivier par Martin Kaltenecker
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06 Jan Portrait Claude Vivier par Martin Kaltenecker

 Claude Vivier, par Martin Kaltenecker

Après l’émotion suscitée par l’assassinat de Claude Vivier en 1983 et les concerts d’hommage organisés ensuite (tel le grand cycle au festival d’Almeida en 1985), un certain silence a entouré son œuvre, laquelle a fait l’objet d’une exploration musicale continue  seulement aux Pays-Bas. C’est surtout au Canada qu’un mythe Vivier s’est constitué progressivement, culminant vers 2000 dans un véritable « effet Vivier[1]». Considéré avec une certaine distance, géographique, temporelle, Vivier apparaît pourtant comme l’un des compositeurs qui, entrant dans la vie musicale si disparate des années 1970 (improvisations, collages, dialogisme, glossolalies, happenings, théâtre musical…), a su construire un univers abouti qui est davantage que le reflet des tensions politiques d’une époque.
Après des études avec Gilles Tremblay, élève de Messiaen, c’est Stockhausen qui fut le véritable passeur.
Vivier découvrait dans ses cours l’exaltation de la fantaisie combinatoire et se voyait conforté dans sa propre affirmation d’une spiritualité syncrétique. L’échec d’une émancipation politique de la collectivité est compensée alors par la construction de collectifs mystiques : « Le musicien, écrit-il en 1971, doit organiser non plus de la musique mais des séances de révélation, de séances d’incantation des forces de la nature, des forces qui ont existé, existent et existeront, des forces qui ont la vérité. Toute révolution véritable n’est faite que pour remettre une civilisation qui s’en est détachée sur le chemin de ces forces, dans le sillage de ces forces. Devenir prêtre […] organiser des révélations dont les prêtres sont les interprètes et dont le compositeur est le médium[2]. »
D’où sans doute l’attrait des musiques rituelles d’Asie, où Vivier a circulé en 1976. Elles lui inspirent des œuvres comme Pulau Dewata (« Ile des dieux »), écrites « avec l’esprit de Bali : la danse, le rythme et surtout une explosion de vie simple et évidente[3]. » Mais l’affirmation du Moi demeure, qui ne se dissout pas : il y a chez Vivier une forte teneur autobiographique, en particulier dans les œuvres vocales, un pathos, un « lyrisme exacerbé » (Grisey[4]), allant parfois vers la saturation, la « compacité sublime[5] », la surdétermination et le premier degré – il lui faut le coup de tamtam pour signifier la mort, l’accord parfait chaleureux pour introduire l’amour (Chants), et toutes les langues en même temps. Sa musique est proférée, scandée ; elle veut crier – « le mot “créer” sous-entend le mot cri, une sorte de besoin existentiel de dire quelque chose qui habite un individu[6] » – et transpercer de force un carcan ou un écran : « La musique déchire le temps historique et, pour de brefs instants, nous montre le hors temps, fluidité équivoque de l’espace musical[7] ».
Cependant, Vivier n’est pas un compositeur intuitif, ou bricoleur. Ses simplifications sont subtiles, son « économie de moyens » (Grisey[8]) parfaitement ordonnée. Son orient n’est pas celui du « lâcher prise », mais d’une fusion avec les forces qu’il considère comme « cosmiques » grâce au Nombre, en s’appuyant sur des symétries, des gradations et d’omniprésentes séries de Fibonacci, avec ce qu’elles ont d’à la fois contraignant au niveau de la structure et d’évanouissant à celui de la forme. La notion centrale semble être celle de variante, prenant le relais du développement et s’opposant au processus. Son point extrême est la répétition littérale – les blocages que l’on entend dans Shiraz ou Pulau Dewata – mais elle commande à tous les niveaux le tournoiement de cellules jamais identiques, les scansions annonçant une nouvelle section, l’homorythmie de voix mélodiques presque pareilles (comme dans Paramirabo, très proche de Messiaen également par sa forme « à pans »).
La technique de la variante marque enfin la dimension horizontale que Vivier explore avec une inventivité frappante, annonçant cette obsession pour la continuité qui s’installera sous des formes diverses dans la musique de la fin des années 1970. Donnant congé aux « blocs », aux « moments », aux « éclats » du style sériel, c’est la contamination de l’échelle et du glissando (explorée dans Lonely child ou Paramirabo), l’irisation produite par deux gammes rapides légèrement décalées (Pièce pour violon et clarinette), l’imbrication – selon la technique du kotekan ou « interlocking » balinais – de deux mélodies déduites l’une de l’autre, une manière de se reprendre, de recommencer, de déplier et de replier une mélopée autour d’une note polaire. L’énergie mélodique s’accumule, explose, piétine ; la mélodie est un corps qui avance ou n’avance pas : « L’art ne sera plus cette douce panacée qu’on applique sur un corps blessé, il sera le corps[9]».
Autour de la mélodie s’agencent des accords (souvent, comme dans la Pièce pour flûte et piano, des « accords classés majeur ou mineur de trois sons, auxquels s’ajoute une note brouillage[10] ») ou des accords-timbres que Vivier nommait « couleurs » (spectres harmoniques « tordus[11] » ou obtenus par addition et soustraction de fréquences). Vivier frôlera ainsi le Spectralisme ; mais c’est toujours la ligne qui reste au centre et qu’une harmonie pare ou éclaire ; la texture ni la forme ne sont déduites d’un zoom sur la vie microscopique du son. Le chant prime, car il est une Voix qui veut s’exprimer et qui insiste.


[1] Jonathan Goldman, présentation du n° de la revue Circuit, 18/3 (2008), p. 5.

[2] « Les écrits de Claude Vivier », Circuit, 2/1-2 (1991), p. 49.

[3] Circuit, 18/3, p. 54 -55.

[4] Gérard Grisey, Ecrits, Paris, MF, 2008, p. 199.

[5] Michel Abensour, De la compacité, Paris, Sens et Tonka, 1997.

[6] « Les écrits de Claude Vivier », p. 117.

[7] « Les écrits de Claude Vivier », p. 130.

[8] « Les écrits de Claude Vivier », p. 199.

[9] « Les écrits de Claude Vivier », p. 49.

[10] Jean Lesage, « Claude Vivier, Siddhartha, Karlheinz Stockhausen, la Nouvelle Simplicité et le râga », Circuit, 18/3 (2008), p. 117

[11] Voir la lettre à Grisey : « Vous m’avez influencé… […] Seulement moi, je les tords un peu ! » (Grisey, Ecrits, p. 19).

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